Le cinéma français avait été promis au pire. On jurait que Netflix, Amazon et Disney videraient les salles, balayeraient les producteurs locaux et uniformiseraient les goûts. Cinq à dix ans plus tard, l’heure du bilan impose de poser des chiffres clairs et de replacer les décisions réglementaires. Écoutez ce que disent les exploitants, les plateformes et les institutions. Bonne nouvelle : les données racontent une histoire plus nuancée, parfois rassurante, parfois inquiétante, mais surtout documentée. Tout est dans les lignes suivantes.
Sommaire
Cinéma français : où en est la fréquentation ? Une « exception » qui tient, mais qui vacille
Fin 2024, la France a bouclé l’année avec plus de 181 millions d’entrées en salles. La part de marché affiche 44,4 % pour les films nationaux. « Meilleur niveau depuis quinze ans », selon le CNC. C’est un signal fort : le public est revenu et a massivement soutenu la production locale.
Dans le même temps, plusieurs analyses soulignent que 2025 pourrait marquer un repli. En effet, selon des tribunes et constats de la filière, le début d’année a accusé un décrochage par rapport à 2019. Des projections autour de 155 millions d’entrées circulent pour l’année. Soit un déficit d’environ 20 % sur l’ère pré-Covid (lecture prudente, à confirmer en fin d’exercice). L’idée à retenir : 2024 fut solide, 2025 demande vigilance.
Pourquoi cet écart ? Deux forces s’affrontent. D’un côté, l’offre locale soutenue (succès publics, densité du réseau de salles, politique culturelle). De l’autre, des usages désormais hybrides (salle + streaming) et une concurrence pour l’attention qui s’intensifie.
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Les plateformes, « fossoyeurs » devenus financeurs : combien, comment, pourquoi ?
Depuis 2021, la France oblige les plateformes à investir une part de leur chiffre d’affaires dans la création locale. Résultat : en 2023, environ 362 M euros ont été consacrés par les grands streamers au financement en France (dont près de 70–80 M euros pour le cinéma). La dynamique s’est poursuivie en 2024-2025. L’angle est clair : ce ne sont plus des passagers clandestins, mais des contributeurs du système.
Côté acteurs : Disney+ a signé, le 30 janvier 2025, un accord historique avec les organisations du secteur. Deux volets s’ouvrent :
- Financement accru (engagements pluriannuels)
- Diffusion plus rapide de ses films neuf mois après la sortie salle (contre 17 auparavant). C’est le premier service majeur à obtenir une telle fenêtre dans ce cadre.
Par ailleurs, Netflix, pionnier des accords en 2022, dispose d’une fenêtre à 15 mois. Cependant, la plateforme conteste désormais l’architecture actuelle et a saisi le Conseil d’État pour viser 12 mois. Argument clé : ses investissements importants justifieraient une fenêtre plus courte.
Prime Video (Amazon) a, à son tour, déposé un recours en avril 2025 contre la chronologie des médias. La firme estime que l’accord interprofessionnel lui impose 17 mois (15 pour Netflix) et n’est plus en phase avec les usages.
Sous l’effet de ces règles et contreparties, l’argent frais afflue vers la production locale. Phénomène que plusieurs observateurs ont résumé ainsi : « Les plateformes américaines devaient tuer… elles contribuent à sauver ». On peut discuter la formule, on ne peut ignorer la réalité des montants et le changement d’époque qu’elle décrit.
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La chronologie des médias, cœur du bras de fer
La chronologie des médias organise la succession des fenêtres pour la diffusion : salle – vidéo – chaînes payantes — plateformes. En 2022, la France a déjà réduit les délais pour intégrer les streamers au système ; l’arrêté du 13 février 2025 prolonge et encadre ces équilibres. Aujourd’hui : myCANAL demeure à 6 mois, Disney+ passe à 9 mois (sous conditions), Netflix reste à 15 mois, Prime Video à 17 mois, d’où les recours.
Que veulent les plateformes ? Raccourcir pour capter la demande « à chaud ». Que craignent les salles ? Qu’un passage trop rapide en streaming précipite la fin d’exploitation, fragilise le bouche-à-oreille et la rentabilité en salle.
Le compromis français cherche à acheter du temps à l’exploitation tout en achetant des œuvres grâce aux obligations d’investissement. Une ligne de crête.
Canal+, pivot sous pression (mais toujours décisif)
Acteur historique, Canal+ a annoncé au minimum 480 M euros d’engagements 2025-2027 (150 M en 2025, 160 M en 2026, 170 M en 2027). C’est considérable, et cela rappelle que, malgré la montée des plateformes, l’écosystème français repose encore sur ce « banquier » historique.
En revanche, le groupe menace périodiquement d’ajuster sa voilure si les nouvelles fenêtres favorisent trop ses concurrents. En bref, si la couverture réglementaire bouge trop vite, l’arbitrage d’investissement de Canal+ peut bouger aussi.
Le public, arbitre ultime : nouveaux usages, mêmes émotions
Les foyers français se sont massivement abonnés aux plateformes, et pourtant… la salle garde son pouvoir d’événement (lieu, écran, son, sociabilité, rite).
En juillet 2024, par exemple, la France a connu son meilleur mois de juillet depuis 2011 (18,71 M d’entrées). Ce chiffre est porté par une fête du cinéma dynamique et des locomotives populaires. La preuve que l’événementiel (fêtes, avant-premières, grands récits fédérateurs) peut contrer l’inertie du canapé.
Reste un enjeu structurel : beaucoup de films valent le détour, mais trop peu valent le déplacement. Autrement dit, la salle doit offrir un plus : rencontre, débat, version IMAX/Atmos, nuit marathon, tarifs malins, temps long en programmation. C’est l’axe défendu par des professionnels : face aux catalogues pléthoriques, il faut créer l’occasion.
Ce que les chiffres ne disent pas : la qualité des films, l’audace des scénarios, la capacité à fédérer. Sur ce terrain, la compétition est culturelle autant qu’économique, et la variable déterminante reste l’envie du public pour des propositions fortes.
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Les bénéfices inattendus du streaming pour la filière
Alors que beaucoup redoutaient une invasion destructrice, le streaming a aussi apporté son lot de surprises positives. En marge des batailles réglementaires et des débats sur la chronologie des médias, les plateformes ont généré des effets bénéfiques tangibles pour le cinéma français :
- Visibilité internationale : un titre lancé sur une plateforme peut toucher des dizaines de pays et relancer une carrière. Le label « made in France » voyage mieux qu’avant, et immédiateté + sous-titres + recommandation algorithmique créent des « couloirs de découverte » inédits ;
- Diversification des financeurs : dépendre d’un seul « banquier » (ou d’un seul territoire de ventes TV) fragilisait le montage des films. L’arrivée des streamers multiplie les étages de financement. Sus contrainte bien sûr (notes éditoriales, formats, calendriers), mais avec un effet d’entraînement sur l’emploi et la production ;
- Effet catalogue : la longue traîne (classiques, premiers films, « films moyens » invisibilisés en salles) trouve une seconde vie. À condition que les algorithmes offrent de la mise en avant locale et pas seulement des franchises globales. Ce point, la découvrabilité, est décisif pour l’équilibre culturel.
Les risques très réels à surveiller
Derrière les chiffres encourageants et les nouvelles opportunités, le cinéma français n’est pas sécurisé à 100 %. En effet, si les plateformes soutiennent la production, elles imposent aussi leurs propres règles, parfois éloignées de la logique culturelle française. Certaines tendances font peser de véritables risques sur l’écosystème. Ainsi, il faut les surveiller de près pour ne pas transformer un partenariat en tutelle. Voici une liste exhaustive de ces risques :
- Pression sur la fenêtre salle : si l’on descend trop vite à 12 mois (ou plus bas), on compresse la durée d’exploitation et le temps de bouche-à-oreille, d’où une menace sur la rentabilité des films en salle. Les recours Netflix et Amazon s’inscrivent dans ce débat ;
- Formatage : quand le financeur est une plateforme mondiale, la tentation est grande de privilégier des formats « universels » (durées, rythmes, arc narratif) : excellent pour voyager, moins pour la diversité. D’où la nécessité d’un dialogue exigeant entre producteurs, auteurs et diffuseurs ;
- Dépendance : si des financeurs historiques se désengagent (ou menacent de le faire), la part relative des plateformes grandit — et avec elle leur pouvoir de négociation. L’engagement 2025-2027 de Canal+ rassure, mais l’équation peut évoluer selon l’issue des négociations de fenêtres ;
- Inégalités de découvrabilité : un film sans « poussée » éditoriale se perd dans le flux. La régulation et les accords doivent intégrer des garanties de mise en avant pour l’offre locale.
La France a inventé un compromis : acheter du temps à la salle (fenêtres) et acheter des œuvres (obligations). L’arrêté du 13 février 2025 prolonge ce cap ; l’accord Disney+ à 9 mois montre que la négociation peut évoluer si la contribution suit. Le contentieux Netflix/Amazon illustre un second temps du modèle : calibrer la souplesse sans se renier.
Côté CNC, le message 2025 est double : défendre le modèle et laisser du temps aux films en salles (lutte contre les déprogrammations trop hâtives, concertations sur les « bonnes pratiques »). Autrement dit, protéger l’écosystème par la règle et par la pratique.
Conclusion : pas d’enterrement, une mue exigeante
Les salles continuent d’attirer le public, les films français rencontrent un vrai succès. Les investissements venus des plateformes étrangères viennent désormais compléter, voire renforcer, le modèle de financement public qui structure notre cinéma.
Néanmoins, l’histoire n’est pas figée. 2025 rappelle que l’équilibre est vivant. La fenêtre salle doit rester désirable. Les obligations d’investissement ne sont efficaces que si elles s’accompagnent d’une vraie visibilité pour les œuvres.
En bref : les plateformes redessinent la carte. À nous, auteurs, producteurs, exploitants, plateformes, pouvoirs publics et spectateurs, d’en faire une carte habitable. Tant que tous ces acteurs protègeront la salle et l’ambition des œuvres, le cinéma français restera une promesse vivante, pas un souvenir.
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