Dans un monde où les plateformes numériques redessinent le travail et où les centres-villes se parent de façades “instagrammables” pour classes aisées, deux mots sont devenus incontournables pour comprendre les bouleversements urbains et économiques : l’uberisation et la gentrification.
À première vue, ces phénomènes semblent distincts : l’un touche au marché de l’emploi, l’autre à l’aménagement urbain. Mais derrière leurs différences se cache une même mécanique : la marchandisation des territoires et des individus.
Sommaire
L’uberisation : quand le travail devient une application
Le terme “uberisation” a fait son apparition en 2014, dans la bouche de Maurice Lévy (Publicis), pour désigner la révolution provoquée par Uber dans le secteur du transport. Aujourd’hui, il désigne un modèle économique plus large : la plateformisation du travail.
Concrètement, les travailleurs passent par des applications pour trouver des missions ponctuelles : livraison avec Deliveroo, VTC via Uber, dépannage à domicile sur Stootie, micro-services sur Fiverr ou Malt. Ces travailleurs ne sont pas salariés, mais “indépendants”.
Cela signifie que l’application emploie des travailleurs (qui certes ont leurs propres horaires) pour moins cher, sans congés payés, sans charges patronales (car ici, l’application n’est pas patron mais client).
Les travailleurs n’ont pas non plus de protection sociale comparable à celle d’un contrat classique et ont une rémunération à la tâche, souvent variable et incertaine. Dans certains cas d’applications, certains trouvent que cela s’apparente à du salarié déguisé, sans ses avantages.
D’un autre côté, l’autre problème de l’uberisation, c’est aussi cette forme de concurrence déloyale envers les services traditionnels (taxis, livraison par le restaurant, etc) : accès plus facile au service avec l’application, moins cher…
Des avantages et des inconvénients pour les travailleurs
Pour les plateformes, ce système est synonyme de flexibilité et d’agilité. Pour beaucoup de travailleurs, c’est une précarité structurelle. Selon une étude de la Dares, environ 13 % des jeunes actifs déclaraient utiliser au moins une plateforme de ce type pour compléter leurs revenus, souvent en plus d’un emploi classique.
Les défenseurs de l’uberisation mettent en avant la liberté de choisir ses horaires, de travailler où l’on veut et de cumuler plusieurs activités. Certains y voient un tremplin pour créer leur propre entreprise ou un revenu d’appoint bienvenu.
Mais cette liberté a un prix : l’absence de stabilité. La concurrence est rude, les tarifs peuvent baisser du jour au lendemain, et l’algorithme décide souvent de la visibilité des travailleurs. Dans le secteur de la livraison, des enquêtes ont montré qu’un coursier en France pouvait gagner 7 à 10 euros nets de l’heure, avant frais (vélo, essence, assurance).
Le problème n’est pas seulement économique : c’est aussi un changement culturel du rapport au travail, où l’activité devient un flux de micro-tâches gérées par des applications et des données, plus que par des contrats humains.
Gentrification : la lente métamorphose des quartiers populaires
La gentrification, elle, touche le territoire. Le mot vient de “gentry” (petite noblesse) et décrit le processus par lequel un quartier populaire est investi par des populations plus aisées, entraînant une hausse des prix et un changement de l’identité locale.
Un exemple de gentrification (mais il y a plein de cas de figure) : Des artistes et étudiants s’installent dans un quartier abordable et un peu délabré. Leur présence et leur créativité attirent cafés, galeries et commerces branchés. Les classes moyennes supérieures arrivent, séduites par l’ambiance et les prix attractifs. Les loyers grimpent, les commerces traditionnels ferment, les habitants historiques sont peu à peu poussés dehors.
À Paris, on peut citer Belleville, Ménilmontant ou la Goutte-d’Or. Et, à Marseille, le quartier Noailles subit depuis plusieurs années cette pression immobilière. À Barcelone, le centre historique a vu une explosion des locations touristiques type Airbnb, provoquant la fuite de milliers de résidents.
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L’exemple dans les séries Shameless et Yellowstone
La série américaine Shameless a montré de façon presque documentaire la transformation d’un quartier populaire face à la gentrification. Dans les dernières saisons, le South Side de Chicago (fief des Gallagher) voit débarquer investisseurs et nouveaux habitants aux revenus plus élevés.
Les maisons prennent de la valeur, les “hipsters” s’installent, et les voisins de toujours disparaissent. Fiona, personnage central, investit dans un immeuble pour profiter de la vague… mais devient elle-même actrice de ce processus, malgré son passé modeste.
Notez qu’on a la même dynamique dans la série Yellowstone. Dans la ville non loin du ranch des Dutton, la gentrification est montrée dès le début. Les cowboys disparaissent peu à peu face aux investisseurs qui veulent faire du tourisme dans la vallée, face aux jeunes des villes qui débarquent en campagne pour imposer leur manière de vivre. Comme le dit Kayce dans la série, la gentrification, c’est « quand des gens partent de leur ville pour la transporter ailleurs ».
Airbnb, un catalyseur invisible
Impossible de parler gentrification sans évoquer le rôle d’Airbnb et d’autres plateformes de location courte durée. Dans des villes comme Lisbonne, Amsterdam ou Paris, la multiplication des meublés touristiques a contribué à raréfier l’offre de logements longue durée, faisant exploser les loyers.
Des études municipales montrent que dans certains arrondissements parisiens, jusqu’à 15 % des logements sont désormais proposés à la location courte durée. Résultat, les habitants à revenus modestes doivent s’exiler en périphérie, allongeant les temps de trajet et réduisant la mixité sociale.
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Deux phénomènes, une même logique
Si l’uberisation et la gentrification semblent appartenir à des sphères différentes, elles reposent sur la même logique. C’est-à-dire : flexibiliser les ressources (travailleurs ou logements) pour maximiser le rendement économique, externaliser les risques (charges sociales, entretien) vers les individus, et optimiser via la technologie (applications, données, algorithmes).
Dans les deux cas, le marché devient l’arbitre principal, reléguant les logiques de solidarité, de stabilité et de droit commun au second plan.
Et dans les deux cas, l’impact social est colossal. Premièrement, la précarisation (multiplication des emplois instables et mal protégés), la segmentation urbaine (séparation croissante entre quartiers riches et pauvres) et la perte de lien social (disparition des commerces traditionnels, anonymat accru).
Il y a aussi une sorte de pression psychologique, comme la nécessité de “se vendre” en permanence, que ce soit comme travailleur indépendant ou comme quartier “attractif”. À long terme, cela accentue les fractures sociales et réduit la mobilité sociale : il devient plus difficile de gravir l’échelle économique ou de se maintenir dans son quartier d’origine.
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